Entretien avec Melissa Laveaux
Melissa Laveaux sort un album tous les cinq ans, mais quand elle le fait, elle le fait bien. Pour la première fois, la Canadienne d’origine haïtienne propose un album entièrement en créole, pour chanter la résistance de la jeune république noire pendant l’occupation des Etats-Unis. Transporté par Radyo Siwèl, Le Transistor a rencontré l’artiste pour parler afro-féminisme, vaudou, punk et Jeanne Duval.
Melissa Laveaux
Pour l’anecdote, Mélissa Laveaux n’a appris que récemment les événements de cette période sombre de l’Histoire d’Haïti. “C’est bête parce que j’aurais dû le savoir ! En plus, ma soeur a fait des études de littérature haïtienne, avec des parallèles avec la littérature française. Du coup elle m’a engueulé quand elle appris que j’avais pas creusé le sujet !”
Radyo Siwèl raconte donc la période d’occupation d’Haïti par les Etats-Unis de 1915 à 1934. “Elle s’est fait envahir, on peut carrément le dire ! L’argent a été volé, les lois ont été changées, des présidents potiches ont été posés… Ils ont même envoyé des espions. Genre on sait qu’ils vont rien nous raconter, donc on va envoyer d’autres Noirs. Sauf que ces artistes afro-américains, eux-mêmes en train de lutter contre la ségrégation, n’avaient aucune envie de trahir leurs compatriotes parce que c’est la première république noire !”
De cet album basé sur la résistance de la population haïtienne, Melissa en fait un projet militant complet. “Radyo Siwèl, c’est un truc de force et de soutien. Il y a des chansons écrites pendant l’occupation, et d’autres qui ont resurgi à cette période. Donc pour moi il fallait que ce projet devienne militant à notre époque aussi, sinon ce serait de l’exploitation ! Donc plutôt que d’agir comme la société de la musique, essayons de faire des choses différemment. Parce que l’important c’est la mémoire.” Avec ce projet, Melissa Laveaux aimerait aider les artistes féminines en Haïti. “L’idée c’était de sortir les chansons, de voir et après de voir pour faire en sorte que ça régénère de la créativité en Haïti. Mais aussi d’ouvrir à plus large que la musique, à d’autres supports artistiques. Discuter avec des cinéastes et des auteures sur les besoins et les enjeux, parce que moi en tant que non résidente, je peux pas deviner. C’est juste sur des ouï-dire… Mais ça dépendra du succès de l’album.”
Au quotidien, Melissa Laveaux se définit comme afro-féministe. “Je ne vois pas un féminisme qui ne serait pas afro-féministe. C’est un féminisme qui cherche à libérer tout le monde. La solidarité ultime. C’est un mot qui devrait être plus courant chez les plus jeunes, même chez les enfants. Je me souviens m’être déclarée féministe quand j’avais 5 ans environ, car je voyais déjà des inégalités et des injustices. Et ça me dérangeait.“ En dehors de la scène, l’artiste est aussi investie dans la vie de la communauté. “Je donne un atelier punk à des jeunes du collège dans le 93. C’est avec le cours de musique : on voit un peu l’histoire du punk dont on ne parle pas beaucoup. Donc j’avais commencé avec Nina Simone, puis avec Arthur Lee, A Band Called Death, Bad Brains, comme ça ils voient d’autres facettes du punk. Et c’est une manière d’aborder le féminisme. Sinon, je fais aussi un atelier d’écriture.”
Pour Melissa Laveaux, il y a un parallèle à faire entre la résistance face à occupation et la cause afro- féminisme. “D’ailleurs les proto-féministes haïtiennes ont commencé à cette époque-là. Le contre-espionnage a été vachement géré par les femmes. L’idée aussi derrière Radyo Siwèl, c’est qu’il y a beaucoup de pays qui ont connu des occupations militaires, plus d’une centaine de pays dans le monde. Et en racontant avec précision l’histoire d’Haïti, le projet finit par devenir quelque chose d’universel. L’idée c’est que ça résonne chez les autres. Pour inspirer d’autres projets, ou des recherches sur la culture résistante.”
Cet album, Melissa Laveaux l’a enregistré en cinq jours à peine. “Cette méthode marchait dans les années 50, ils étaient là à couper les bandes des cassettes et tout ! Personnellement, j’ai eu peur que l’enregistrement fasse cheap parce que j’aime pas m’entendre en live.” Avec le collectif A.L.B.E.R.T. “Les réalisateurs et co-arrangeurs ont fait en sorte que l’album respire. On a fait 3 prises max, à part ‘Joli Bwa’ parce que je l’avais écrite le matin même. C’est propre, et en même temps pas tant parce qu’on entend des bruits de studio. On avait déjà travaillé ensemble, ils me connaissent bien. Donc ils aiment me taquiner, comme des grands frères.”
Sur Radyo Siwèl, Mélissa Laveaux a choisi de laisser une place importante au Vaudou. “J’ai une carte de tarot en tatouage. Mais en terme de religion, le vaudou c’est magnifique. Je vois des choses très belles dans l’acceptation du corps, le respect du corps… Les danses et la musique sont importantes, avec cette finesse et sophistication que je n’ai pas du tout. Je lisais un article qui disait que des chanteuses ont refusé de chanter parce que le tambour n’était pas assez accordé. Il y a un respect ultime du son, de la musique !” Ce qui la touche dans cette religion, c’est la communion des corps avec la musique. “Dans le catholicisme, il y a une énorme négation du corps, avec de la honte par rapport à celui de la femme. Dans le vaudou, quand les personnes sont en communion, elles sont possédées par une divinité, mais par n’importe quel genre. Ca ramène à certains peuples premiers, chez qui on trouve jusqu’à 5 genres différents ! Et puis les Africains sont arrivés avec leur propre vaudou, animiste. Et tout ça s’est rencontré, mélangé, pour faire quelque chose de magnifique.”
Le Vaudou a été un élément essentiel de cette résistance haïtienne. “Le vaudou a été utilisé comme un pacte, scellé avec les esprits des ancêtres pour gagner la guerre d’indépendance au début des années 1800. Et quand les Américains arrivent quelques 100 ans plus tard, le vaudou revient comme une force, morale et spirituelle. Sauf que les Américains voyaient ça comme un truc satanique, donc ils opprimaient, ils saccageaient les endroits où les gens célébraient, pour les décourager. Et du coup le vaudou est revenu comme une religion de résistance.” Mélissa Laveaux chante une divinité vaudou dans ‘Nibo‘, écrite pour dire au revoir aux Américains. “C’est un esprit d’un adolescent, jeune dandy un peu salace, qui se moque des gens et des genres, qui fait que des blagues sexuelles, et cet esprit là représente la rébellion. C’est un psychopompe, il parle autant aux vivants qu’aux esprits. Donc dans le choix des chansons qui ont été chantées à cette époque-là, ou écrites vraiment pour cette époque, je trouvais intéressant que le vaudou ait vraiment sa place.”
Se nourrissant de Radyo Siwèl, Mélissa Laveaux prépare une pièce de théâtre. “J’ai pris un plaisir fou à bosser dessus mais… encore un coup à ne pas dormir ! C’est sur Mami Wata, la sirène, qui passe d’un corps à un autre. C’est un concert théâtral, qui parle beaucoup de Jeanne Duval, et de sa relation avec Baudelaire. C’est super important pour moi qu’on se souvienne que Jeanne Duval était une femme racisée, et que ce soit une femme racisée qui a influencé certaines des plus belles oeuvres de la littérature française, car les gens ont tendance à l’oublier.”
Réclame
Radyo Siwèl, le troisième album de Mélissa Laveaux, est paru chez No Format.
Après le Printemps de Bourges, Mélissa Laveaux part en tournée européenne. Notez le 9 Novembre à la Gaîté Lyrique. Pour le concert théâtral rendez-vous au Tarmac les 14 et 15 juin.
Lire le compte-rendu du concert de Mélissa Laveaux au festival Les Femmes S’en Mêlent
Lire la chronique de Radyo Siwèl
Remerciements : Solenne [Boogie Drugstore]
Catégorie : A la une, Entretiens
Artiste(s) : Melissa Laveaux
Production(s) : No Format
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