Entretien avec Goldfrapp
Débarassée des artifices aveuglants de Head First, son précédent album sorti en 2010, Alison Goldfrapp revient en conteuse douceâtre sur les dix magnifiques chansons qui composent Tales of Us. Une nouvelle exploration de l’intime qui vient rejoindre la part éthérée de la discographie schizophrène du duo anglais, dans la veine de Felt Mountain et Seventh Tree.
Goldfrapp
Bien qu’incarnant des autres, c’est un travail extrêmement personnel et intime auquel s’est livrée Alison. « Parler de moi, j’ai l’impression de l’avoir fait avec chaque album, de manière directe ou plus ambigüe. Avec celui-ci, je me suis rendue compte que l’on se dévoile toujours, même par des voies détournées. On dit qu’un peintre se peint toujours lui-même, il en va de même pour un auteur. »
C’est une alternance à laquelle on s’est habitué : à un album haut en couleurs et lorgnant sur la synth-pop, succède un exercice épuré, introspectif et vaporeux. Pour autant, l’un n’est pas une réaction directe à l’autre. « Nous avons toujours évolué dans deux univers coexistants. Beaucoup de choses se sont passées sur la période Head First, nous étions assez mal entourés, l’album a été fait dans la précipitation, ma mère est décédée pendant la tournée…tout ça m’a poussée à me recentrer sur les choses qui font que je me sens bien, en confiance, accomplie. »
Ce retour à l’essentiel s’est accompagné d’une boulimie culturelle qui a nourrit le canevas de ce nouvel album. « Je lisais énormément, beaucoup de fiction, de drames psychologiques. J’allais beaucoup au cinéma aussi. Je voulais retrouver cette sensation incroyable de se perdre dans une histoire fascinante, d’être immergé dans un personnage au point de le laisser vivre et se développer en vous. C’est à ce sentiment que je voulais arriver par la musique. »
Musicalement c’est une réconciliation avec l’acoustique, le romantisme des cordes, l’émotion simple, là où Head First faisait la part belle aux synthétiseurs et aux expériences électroniques parfois hasardeuses. « J’avais besoin de faire cet album, c’est un vrai soulagement. Après Head First je voulais vraiment retourner à quelque chose de bien plus simple, plus épuré, je voulais voir jusqu’où nous pouvions aller dans cette direction-là, et je suis très contente du résultat. »
Retrouvant son acolyte de toujours, Will Gregory, c’est dans leur studio (un bungalow des années 70 en pleine campagne anglaise) que les choses ont commencé à prendre forme. « J’avais toutes ces notes sur différents cahiers, des idées, des sensations, des bouts de mélodies, des envolées de cordes. Et même si je savais très tôt à quoi je voulais que l’album ressemble, l’improvisation est la clé. Le bouton record est toujours enfoncé, au cas où, et nous laissons les choses se faire, à leur rythme, à notre rythme. C’est un aller-retour incessant; de temps à autre un passage de cordes nous parle et l’on construit autour. »
Un duo que les années de collaboration ne semblent pas écorner, l’un finissant toujours les mesures de l’autre. « Will est un musicien de génie, particulièrement pour les arrangements de cordes. Il a toujours su mettre en mouvement ce que j’avais en tête. Je n’ai qu’à fredonner ou esquisser, et il sait, immédiatement. Nous avons toujours travaillé de la même manière, et je ne pense pas pouvoir retrouver ce genre d’alchimie avec une autre personne. »
Plus que jamais, la narration est au centre de Tales of Us, chaque chanson portant le nom d’un personnage. Hantée, incarnée jusque dans les digressions tonales (sa voix semble couvrir une palette s’élargissant avec le temps), Alison conte des histoires tragiques, doucereuses, dans lesquelles elle se fond sans retenue. « Tout est venu de mes lectures. Je plongeais dans les personnages, essayant de leur donner corps par les paroles et la musique. Ils ont tous en commun d’avoir fait quelque chose de plus ou moins sinistre, d’essayer d’échapper à quelque chose, ou d’évoluer dans un univers romantique, dans un noir et blanc enveloppant. Les couleurs, l’ambiance générale, je voulais évoquer des scènes nocturnes et sombres, là où Seventh Tree était plus pastoral. »
Prenant l’exercice à bras le corps pour en tirer un résultat hautement poétique, Alison donne une empreinte sonore à des histoires dont les thèmes touchent à l’identité, au genre, à la nostalgie et à l’amour. « Pour ‘Clay’, je me suis inspirée d’une histoire vraie dénichée au hasard d’une lettre postée sur le site Letters of Note; c’est une correspondance déchirante entre deux hommes qui tombent amoureux sur un champ de bataille et ne se retrouveront jamais. Pour ‘Annabel’, c’est le livre de Kathleen Winter qui m’a bouleversée [sorti en 2010, il a pour personnage central un jeune hermaphrodite que l’on force à être homme et seulement homme, ndlr]. Alors que c’est à partir de Carol de Patricia Highsmith que j’ai imaginé ‘Strangers’. »
Une volonté d’incarner, de raconter, qui donne naissance à des morceaux d’une puissance évocatrice jusqu’ici jamais explorée chez Goldfrapp. C’est d’ailleurs cette force qui a permis à la réalisatrice et compagne d’Alison, Lisa Gunning, de prolonger la narration par les vidéos accompagnant la sortie de l’album. « J’ai toujours été quelque peu déçue des clips que nous avions pu produire jusqu’ici. C’est comme aller voir un film après avoir lu un super livre, ce n’est jamais exactement comme on se l’était imaginé. Pour la première fois, parce que j’étais totalement impliquée et surtout parce que Lisa a été témoin, jour après jour, de la naissance des morceaux, j’ai la sensation d’avoir devant moi des images qui complètent parfaitement l’expérience narrative. »
Plus qu’une expérience, c’est un véritable voyage dans un romantisme sombre et enivrant que propose Tales of Us. Un album dans lequel on prend plaisir à se perdre pour croiser des fantômes aux histoires extraordinaires, un travail d’orfèvre, une nourriture pour l’âme comme l’a voulu sa délicieuse créatrice.
Réclame
Tales of Us, le sixième album de Goldfrapp, est paru chez Mute.
Goldfrapp sera en concert le 25 octobre au Trianon.
Remerciements : Thomas (Ivox)
Catégorie : A la une, Entretiens
Artiste(s) : Goldfrapp
Production(s) : Mute
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